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Témoignage de dr. Brecht Verbrugghe, tiré de son courrier à l’Ordre des médecins
Introduction
Je travaille dans les prisons bruxelloises depuis 3 ans : un an au sein de l’annexe de St Gilles, et depuis 2 ans au sein de la prison de Haren. Auparavant, j’ai pris en charge les soins somatiques dans un hôpital psychiatrique doté de plusieurs services médico-légaux, pendant 5 ans. Au moment de leur admission dans les circuits de soins psychiatriques médico-légaux, les anciens détenus présentaient souvent un état de santé physique et mentale particulièrement mauvais. Cela s’explique par la détention (jusqu’à 22 à 23 heures en cellule) et ses conditions, y compris la qualité des soins dispensés au sein du système pénitentiaire. Après des années de stagnation en détention, un diagnostic et les soins appropriés commençaient, au moment de leur entrée dans le circuit de soins médico-légaux.
Les résultats des analyses sanguines à l’admission permettaient souvent de se faire une idée de la qualité des soins dont ils avaient bénéficié avant : infections actives à l’hépatite C, série de patients atteints de diabète de type 2 non traités après des années de prise d’antipsychotiques sans suivi, complications de maladies chroniques, polypharmacie, etc… Un dossier médical était rarement fourni et s’il l’était, il contenait peu d’informations pertinentes. Il fallait organiser toutes sortes de rendez-vous : dentiste, médecins spécialistes… un grand « rattrapage » lors duquel, en équipe, on essayait de minimiser les dégâts.
Les anciens détenus redeviennent à leur sortie de prison des patients à part entière, avec des problèmes psychiatriques et somatiques complexes, pas assez diagnostiqués et traités. Il s’agit d’une population qui vit en moyenne 15 ans de moins que la population générale et qui nécessite donc beaucoup de soins médicaux.
Nous avons soulevé ces problèmes auprès du médecin-chef, de la direction locale, de la DG EPI (responsable de l’organisation des soins de santé dans les prisons) et des commissions de surveillance locales et nationales (CCSP), ainsi qu’une lettre ouverte au ministre. (1) Cela n’a rien changé ou presque sur le terrain.
La mission du médecin de la prison n’est pas définie, pas réfléchie, pas encadrée et elle n’est pas intégrée au sein d’une équipe pluridisciplinaire. Elle semble consister à « voir les « entrants » dans les premières 24h, à remplir la liste des « fiches de signalement » et « à visiter quotidiennement la cellule de punition ». En d’autres termes, il s’agit d’ »exécuter », la réflexion se fait à un niveau supérieur. Il est aussi possible d’effectuer du travail non qualitative en tant que médecin sans que cela ne pose de problème. A Saint Gilles certains médecins arrivaient à mener leurs consultations au guichet ou derrière leur bureau, en se basant sur le bulletin de notes, sans voir, interroger ou examiner les patients. Après discussion avec des collègues, il s’avère que le problème n’est pas limité à mon contexte de travail personnel. Pourtant l’urgence en matière de soins de santé en prison est énorme. Pour le médecin (encore) motivé, la charge de travail est intrinsèquement élevée (nombre et intensité des consultations, problèmes éthiques, etc. ), combinée à une organisation du travail problématique et à des conditions de travail inappropriées. Le médecin a peu d’autonomie et de contrôle sur son travail. En effet, les soins de santé pénitentiaires des 38 prisons du pays sont gérés de manière centralisée par la DG EPI du ministère de la Justice.
Dans la plupart des pays européens, cela relève du département de la santé publique. En Belgique, cette discussion est « en cours » depuis plus de 20 ans… Une poignée de fonctionnaires d’un département de la justice est-elle en mesure d’organiser les soins de milliers de détenus répartis dans 38 prisons locales ?
La population carcérale est difficile, exigeante et diversifiée. (2) Les besoins en matière de soins sont complexes, qu’ils soient d’ordre psychologique, toxicomaniaque, somatique, social ou culturel. Bien que de nombreuses personnes au sein de l’organisation fassent de leur mieux dans des circonstances difficiles, il n’est un secret pour personne que l’expertise et le personnel nécessaires, tant au niveau de la direction que sur le terrain, ne sont pas suffisants. (3)
Une grande partie des soins provient donc de l’extérieur de l’institution, on appelle cela les services externes. L’accès à ces services est régulièrement entravé par les grèves, les déplacements stricts, le manque de coordination, les difficultés logistiques et toutes sortes de mesures de sécurité. Si bien qu’un baromètre a récemment été introduit, qui affiche graphiquement et en temps réel les difficultés dans les opérations quotidiennes. (4) Prenez la fermeture annoncée, puis annulée de la prison de St-Gilles. Entre les deux annonces, plusieurs services externes ayant une mission de soins (comme les services d’aide aux toxicomanes) avaient déjà concentré leurs ressources sur Haren, avec toutes les conséquences que cela implique pour le suivi des détenus à St-Gilles.
La DG EPI dispose de deux médecins de référence pour les soins somatiques, et un médecin de référence pour les soins psychiatriques, forts d’une longue ancienneté dans le système pénitentiaire et au-dessus des médecins-chefs des différentes prisons. Il y a des médecins chefs mais pas de Conseil Médical local pour superviser la déontologie, ou pour représenter et sauvegarder les intérêts et la déontologie du médecin de prison.
La fonction de médecin-chef et sa relation avec le médecin de la prison ne sont pas non plus définies, comme c’est le cas dans la législation hospitalière par exemple. Mais la question d’une ligne hiérarchique se pose bel et bien. En théorie, il existe un conseil national de la santé pénitentiaire. Mais pour des raisons inconnues, il n’est plus opérationnel depuis des années.
Au niveau local, il y a peu de réunions médicales, notamment parce que les médecins travaillent souvent à temps partiel et ne partagent donc pas les mêmes horaires de travail. Certains médecins viennent 4 heures par semaine, tandis que d’autres combinent des missions dans plusieurs prisons. Quand elles ont lieu, le contenu des réunions se limite souvent à des sujets opérationnels.
La profession médicale pénitentiaire n’est pas représentée au sein de la profession médicale. Il n’y a pas de contrôle indépendant de la qualité des soins dispensés. Pratiquement aucun indicateur (de qualité) n’est maintenu, il n’y a pas de formations permanentes, de discussions de cas, … ce qui subsiste est une certaine « culture », qu’un collègue a qualifiée de « folklorique ».
Le Comité International de la Croix-Rouge (CICR) effectue bien des visites annuelles dans les prisons et fournit un retour d’information à la DG EPI, mais cette information n’est jamais communiquée aux médecins. Le CICR a également organisé une journée d’étude annuelle, axée sur la déontologie du médecin pénitentiaire lorsqu’il visite le détenu placé en isolement. Malheureusement pour les rares médecins pénitentiaires qui y participaient, le programme a pris fin. Étant donné les nombreuses lacunes dans l’organisation et la qualité du service médical à Haren, l’ancien médecin attaché au comité de surveillance local avait l’intention de promouvoir un audit du service médical. Quelques mois plus tard, il était parti ; l’audit n’a bien sûr jamais eu lieu.
Je me sens obligé de partager mes observations avec l’extérieur, étant donné mon manque de confiance dans la chaîne de commandement. Cette confiance a été sérieusement mise à mal à plusieurs reprises au cours des trois années où j’ai travaillé pour l’administration DG EPI, qui est consciente de ces problèmes mais, selon moi, n’agit pas ou peu. J’ai choisi 7 sujets, je les présente brièvement et je les développe ensuite à l’aide de courriels anonymes.
J’écris à partir de mon expérience personnelle en tant que médecin généraliste dans les prisons bruxelloises. Des conversations avec des collègues dans d’autres prisons belges confirment ces tendances générales dans les soins de santé pénitentiaires. Ces collègues m’ont également encouragé à mettre en évidence la situation, afin de trouver des solutions plus pérennes à certains problèmes déontologiques persistants. Des solutions qui bénéficieraient tant à la santé des détenus qu’à la population générale. Qui bénéficieraient à la qualité du travail du médecin pénitentiaire. Des solutions qui permettent de travailler selon une éthique médicale rigoureuse, sans avoir à se soucier en permanence de la responsabilité médicale et juridique de situations et de circonstances hors de notre contrôle.
- L’Hépatite C : le protocole de la DG EPI sur l’hépatite C opère une sélection sur la base de la durée du séjour en prison pour décider qui peut bénéficier d’un dépistage et d’un traitement. Cela va (depuis des années) à l’encontre des recommandations des experts et montre qu’elle n’est pas en mesure de mener à bien cette mission de santé publique, avec des effets négatifs pour la santé de l’ensemble de la société que cela implique.
Je commencerai par une brève chronologie des « lignes directrices » concernant l’hépatite C dans les prisons bruxelloises. Une hépatologue est restée active à la prison de Bruxelles jusqu’en 2023. Elle était responsable du suivi et du traitement des patients atteints d’hépatite C (chronique). Après des mois de lutte pour une politique de dépistage générale, rigoureuse et scientifique, elle a décidé d’arrêter cette mission car l’opposition du système pénitentiaire était trop forte. (5)
En 2023, la mission du médecin de la prison auprès d’une population à haut risque se limitait, sans que cela fasse l‘objet d’un protocole écrit, au dépistage non systématique. Cela en raison du manque de personnel (para)médical et d’un budget insuffisant, en contradiction manifeste avec les recommandations des hépatologues belges, qui préconisent de cibler les prisons. Cette « non-politique » contrevient évidemment à l’objectif de l’OMS d’éradiquer l’hépatite C d’ici 2030. Un exemple parlant de la manière dont la qualité des soins à l’intérieur de la prison affecte, en plus des personnes incarcérées, l’objectif de santé à l’extérieur.
En 2024, sous la pression du SPF santé, un dépistage généralisé a été mis en place pour les détenus (hors préventive, soit 60% de la population dans le cas de Haren). Certains prévenus ont, eux, été dépistés individuellement. Les résultats positifs n’ont pas initié de traitement chez les personnes concernées. D’une part faute de budget suffisant, et d’autre en raison de la nécessité, pour entamer le traitement, de rester 3 mois minimum en détention, ce qui est intrinsèquement incompatible avec le statut de prévenu. À ce jour, il n’y a toujours pas de protocole clair (appliqué et suivi).
Un patient a été dépisté dans trois prisons différentes, trois fois une PCR a été effectuée, avec une réplication active de l’hépatite C. Aucun traitement n’a été initié, dans aucune prison, parce qu’on ne savait jamais s’il resterait plus de trois mois. Il est finalement resté en détention préventive plus d’un an et après le troisième dépistage, un carcinome hépatocellulaire a dû être exclu, car une lésion sur le foie avait été trouvée.
Ces pratiques ne profitent pas au budget santé du gouvernement, et sont problématiques du point de vue de la « santé publique ». Elles démotivent et érodent la confiance des soignants dans la hiérarchie, cela participe au taux de rotation élevé, en particulier au sein du personnel initialement motivé, et compromet la qualité du travail fourni. C’est particulièrement problématique dans la situation actuelle, où on déplore une pénurie générale de personnel de santé et où les soins de santé sont déjà de faible qualité. (6) Cette faible qualité de soins figurerait parmi les principales raisons pour lesquelles le SPF Santé refuse de reprendre la compétence des soins de santé pénitentiaire au SPF Justice, conscient qu’il ne serait pas en mesure de garantir une qualité acceptable dans le contexte actuel. Si on peut le comprendre, ce n’est pas acceptable pour autant.
- Les soins transmuraux. L’organisation des soins transmuraux est problématique, en particulier pour les problèmes médicaux chroniques et graves. Des consultations et des interventions importantes sont reportées en raison du manque structurel de personnel de support. Le personnel (para)médical est mis sous pression pour minimiser le nombre de transferts ou de rdv à l’extérieur. Les temps d’attente et la possibilité ou non d’un examen technique, d’une hospitalisation sont (en partie) déterminés, retardés ou annulés par la Direction de la Sécurisation (DAB).
Il n’est pas rare qu’il s’agisse de patients souffrant de maladies graves ou de prise en charge des problèmes médicaux majeurs tels que le cancer. Ces annulations et l’éventuelle reprogrammation des examens, parfois des mois plus tard, ne sont pas non plus communiquées au médecin traitant. Cela a parfois des conséquences médicales dramatiques et fait l’objet de signalements, qui restent souvent lettre morte. A titre d’exemple, la capacité des transports médicaux a temporairement été réduite de moitié l’année dernière, à la suite d’une mesure prise par le DAB.
Vu le manque de capacité de traitement des recommandations du médecin, il arrive aussi qu’une sélection soit faite après l’orientation du médecin sur la base de critères non spécifiés, sans demander l’avis (a priori / a posteriori) du médecin prescripteur. On ne sait donc pas en fonction de quels critères le degré d’urgence est attribué. Certaines investigations sont, en conséquence, reportées indéfiniment. Le patient n’en est pas informé.
Localement, le secrétariat médical a souffert d’une pénurie de personnel pendant plusieurs mois. Cela a entraîné du retard dans la prise des rendez-vous, mais aussi dans la transmission des dossiers médicaux, qui n’étaient plus réclamés ou l’étaient tardivement. Les comptes-rendus médicaux et les antécédents du patient ne sont pas accessibles depuis la prison, parce qu’on a pas accès au dossier hospitalier du patient avec l’impact sur la qualité et l’efficacité des soins qu’on devine.
Les grèves fréquentes au sein de la prison aussi, contribuent à l’annulation et au report des rendez-vous. Cela compromet les extractions et limite les soins accessibles au sein de l’institution aux soins les plus urgents. Plusieurs médecins de prison ne se rendent tout simplement plus en prison. D’autres, après les négociations d’usage avec le personnel pour avoir accès au patient, doivent souvent se contenter d’effectuer des consultations à travers la trappe de la cellule. Une situation qui soulève des problèmes majeurs de qualité, de confidentialité et de responsabilité, entre autres. D’autres encore, doivent faire des consultations en cellule, avec les mêmes problèmes.
Même les « jours sans grève », le « fonctionnement normal » est régulièrement perturbé par une sorte de « service minimum » à des moments où il y a trop peu de personnel de sécurité dans l’institution. Le taux d’absentéisme élevé et les grèves fréquentes sont symptomatiques du malaise organisationnel. Cela se traduit dans le service médical par un retard général dans le flux des patients ou par l’impossibilité d’examiner certains patients dans un contexte approprié.
Le personnel médical a été mis sous pression pour minimiser le nombre d’extractions extra-muros : l’administration a envoyé un courrier à tous les services dissuadant les « extractions » vers l’hôpital. (7) Il est certain que cette situation pourrait les décourager les infirmières (qui n’exercent pas une profession libérale et sont davantage intégrées dans la ligne hiérarchique) d’orienter les patients à temps. D’autant qu’il arrive souvent qu’aucun médecin ne soit présent dans l’institution.
L’absence d’un CMC (Centre Médico Chirurgical) opérationnel, une polyclinique pour les consultations spécialisées, comprenant un certain nombre de lits d’hospitalisation est à relever. Le CMC a été construit, les salles et les équipements ont été payés et installés, mais en dehors d’un orthopédiste, un neurologue, un dentiste, un radiologue et parfois un chirurgien, on manque de personnel pour le faire fonctionner. On peut interroger l’installation de lits d’hôpitaux dans une prison, étant donné la pénurie d’expertise et de supervision nécessaires. (8) Pour les patients qui nécessitent une prise en charge plus poussée, il n’y a que deux possibilité : les obtenir dans un hôpital, ou de manière incomplète dans leur cellule.
J’ai expliqué à un collègue la situation dans laquelle je me trouvais en tant que médecin de prison en utilisant la métaphore suivante : le médecin est constamment placé sur une pente déontologique raide où il doit rester constamment sur ses gardes pour ne pas trébucher et faire une erreur. Inévitablement, bien sûr, il trébuche une fois et s’aperçoit alors que tout continue comme si de rien n’était. Par exemple, il peut omettre une fois de vérifier activement si le patient a été référé dans un délai raisonnable ou il peut se contenter de regarder les résultats de laboratoire sans en informer le patient par manque de temps. Il prescrit un programme de réduction progressive des benzodiazépines sans en informer le patient parce qu’après 20 consultations difficiles, sa patience est à bout… Il lâche les rênes et les choses peuvent alors aller vite, à moins que l’on ne jette l’éponge bien sûr, ce que font de nombreux médecins après quelques années. Au bout d’un certain temps, il « voit les entrants », « voit quelques bulletins de notes » et « rend une visite quotidienne à la cellule de punition », encore quelques années plus tard… En bref, au bout d’un certain temps, cela entraîne presque inévitablement un changement significatif du cadre des normes et des valeurs et de la qualité des soins qui en découle. En outre, tout cela a un impact négatif sur la relation thérapeutique avec le patient. Cela conduit à son tour à des plaintes du patient auprès du CTRG ou par l’intermédiaire de l’avocat, ou des agressions. Ce qui, à son tour, a un impact négatif sur la relation thérapeutique et, avec le temps, peut entraîner une modification des attitudes de base, des dispositions et de la déontologie en matière de consultation.
- Problèmes déontologiques dans l’évaluation médicale des différentes mesures restrictives de liberté (mesures de sécurité particulière ou punition). L’évaluation de l’aptitude médicale à rester dans un régime restrictif de liberté et le placement des patients en isolement médical relèveraient de la compétence du médecin généraliste/médecin de prison. Ces procédures ne sont définies nulle part.
Lors de l’admission en prison, un test de Mantoux (injection intradermique) est proposé pour le dépistage de la tuberculose. Ceux qui refusent le test sont placés un mois en isolement (on peut s’interroger sur l’adoption par le personnel médical de mesures punitives propres au carcéral). En fonction du résultat du test, un RX doit être pris. En 2024, la machine RX, située à l’intérieur de la prison, n’a pas fonctionné pendant plus de 4 mois, faute d’inspection. Nous l’avons découvert nous-mêmes après plusieurs mois. Des tests de Mantoux ont été effectués (sous notre supervision et sur notre prescription), sans pouvoir être confirmés par RX. Comme pour l’Hépatite C, on procède à des dépistages sans engager de traitement ou de suivi adéquat par la suite.
Même en l’absence de suite possible au test, les détenus qui refusaient de se soumettre au test continuaient d’être placés en isolement. Ceci démontre l’arbitraire des procédures, et l’implication consciente ou inconsciente du service médical dans une politique punitive (isolement médical sans raison valable). Au même moment, des RX ont été réalisés, toujours sans homologation par les organismes de contrôle, pour des urgences. Par exemple, pour exclure une fracture en cas de traumatisme. Là encore, il s’agissait d’envoyer le moins de patients possible à l’hôpital. En se basant sur ces deux exemples, on pourrait conclure que les « règles » et l’éthique médicale s’adaptent facilement aux circonstances et ce, au « bénéfice » de l’institution et au détriment du patient. Les professionnels de santé peuvent être amenés à ne pas coopérer à une politique de dépistage (voir également l’hépatite C) et les patients, à passer un certain temps en isolement pour cela.
L’évaluation par le médecin de la prison de l’aptitude à rester au cachot est un problème permanent. La loi stipule que toutes les 24 heures, « un médecin-conseil » doit vérifier qu’il n’y a pas de contre-indication à rester au cachot. Par manque de temps et pour d’autres raisons, ce contrôle est souvent négligé, et ce problème n’est pas propre à Haren.
Personnellement, je ne visite pratiquement pas le cachot car je pense que cela implique le médecin dans la punition (après avoir obtenu un avis personnel de l’Ordre à ce sujet). Par ailleurs, j’ai une mission de soins et non une mission d’évaluation. Si un médecin a le mandat et choisit de retirer quelqu’un du cachot, il choisit aussi indirectement qui y reste. Il n’y a, de plus, pas de cadre, de critères ni de principes directeurs pour procéder à une évaluation approfondie.
Le fait de rester au cachot a rapidement des effets négatifs sur la santé (notamment mentale). Les personnes vulnérables y sont en outre disproportionnellement représentées : des personnes souffrant de troubles psychotiques, de problèmes psychiatriques avec des troubles du comportement, des personnes souffrant d’addiction, ou encore les personnes qui peinent à s’exprimer pour diverses raisons. Un bref coup d’œil à travers les barreaux en dit long : un homme nu se tenant droit sans bouger, une cellule inondée, un sol jonché de morceaux de pain ou de matelas, un mur et du linge maculés d’excréments, une personne mangeant son matelas, une masse inerte incapable de répondre sous une couverture brune, un corps couvert de cicatrices d’automutilation, des yeux exprimant beaucoup, ou très peu… La cachot déshumanise.
Les séjours y comportent des risques à court et à long terme. Par exemple, il augmente (même à court terme) le risque de suicide d’un facteur 20. (9) Cette observation n’est-elle pas en soi une contre-indication relative, généralement valable pour le séjour en cachot ? D’autant plus que la littérature criminologique indique qu’il ne permet souvent pas d’atteindre l’objectif pénologique visé. Quelles autres conditions/situations sont incompatibles avec des épisodes prolongés ou répétés d’isolement à court terme ? Des conversations avec des collègues m’ont amené à conclure que la plupart d’entre eux ne mènent pas de réflexion approfondie sur ce sujet, et elles ne sont pas encouragées par l’institution.
Le seuil pour retirer une personne du cachot semble élevé. Les médecins des prisons connaissent bien les situations où le détenu passe directement du cachot à l’hôpital, où il apparait que les comportements qui ont mené à l’isolement étaient liés à une embolie pulmonaire, des troubles électrolytiques, du délire, etc.
Les détenus présentant un risque aigu de suicide sont souvent placés au cachot ou sous surveillance caméra permanente, en l’absence d’autres mesures de surveillance, de suivi et de chambres adaptées. Sommes-nous conscients des conséquences psychologiques d’une surveillance permanente par caméra ? Ou bien, en tant que médecins pénitentiaires, procédons-nous, au fil du temps, à une « évaluation du risque médico-légal » plutôt qu’à une évaluation clinique ?
Là encore, il n’y a pas de documents d’orientation, d’échanges, de discussions pour parvenir à une réflexion éthique à ce sujet. A mon avis, la cause première de cette situation est le fait que le service médical est sous la tutelle du SPF Justice, ce qui signifie qu’il ne fonctionne pas de manière médicalement indépendante sur le plan éthique et que les réflexions éthiques ne peuvent pas se développer.
Ce déficit déontologique garantit que les « processus primaires » de sécurité et de punition de la prison sont peu perturbés par les conseils médicaux. Le médecin individuel peut évidemment faire la différence, mais il n’y a aucune garantie ni aucun soutien de la part de l’organisation. Se pourrait-il également que le fait de nier les droits des patients augmente la distance entre le détenu et la société et, si tel est le cas, cela ne va-t-il pas à l’encontre de l’objectif insaisissable de la réinsertion et de la réduction du risque de récidive ?
- L’évaluation médicale et les critères pour obtenir une libération provisoire pour des raisons médicales ne sont pas clairs et semblent ne s’appliquer qu’aux cas palliatifs.
Les médecins pénitentiaires ne sont pas informés de manière proactive sur le moment, les circonstances et la manière de demander une libération provisoire pour des raisons médicales. Nous ne savons pas, par exemple, si nous devons prendre nous-mêmes l’initiative lorsque nous estimons que la situation médicale d’un détenu n’est pas (plus) compatible avec le maintien en détention. Les retards dans le traitement des demandes sont légion, avec les conséquences que cela implique. Un collègue n’a pratiquement jamais introduit de demande d’examen de la peine, justifiant sa position par la citation suivante : « ce n’est pas au médecin de rendre la justice », refusant ainsi à ses patients en phase terminale le droit de bénéficier d’une libération provisoire et de soins palliatifs appropriés.
Là encore, il n’y a pas d’orientation ni de protocole sur lesquels s’appuyer. Par exemple, existe-t-il des chiffres sur le nombre de demandes par institution ou par médecin? Le modèle officiel « libération provisoire pour raisons médicales » propose deux critères généraux très ouverts à l’interprétation. Le médecin doit répondre aux questions suivantes : y a-t-il une phase terminale d’une maladie incurable ? ET la détention est-elle compatible avec son état de santé. Il y a ensuite de la place pour « quelques phrases » pour le justifier.
Prenons l’exemple d’un patient atteint d’une tumeur nécessitant un suivi et un traitement chronique. Théoriquement, on pourrait dire que cela pourrait être compatible avec la détention. Dans la pratique, on constate que la prison ou le DAB n’assurent pas le suivi. Le patient n’est pas en « phase terminale », mais ses chances de survie peuvent diminuer si, mettons, les transports sont annulés. En outre, surtout en l’absence d’un CMC, la prison ne peut pas fournir de soins appropriés aux personnes souffrant de pathologies complexes. Dans la pratique, le seuil pour arriver au critère d’incompatibilité semble élevé.
Récemment, un juriste indépendant m’a fait remarquer que le texte et les critères du modèle français (je n’ai toujours pas reçu le modèle néerlandais) ne sont pas conformes aux dispositions légales. En effet, la loi prévoit que seul un des deux critères suffit pour introduire une demande (voir plus haut).
Les demandes sont centralisées auprès de deux médecins coordinateurs. Cette étape intermédiaire entraîne souvent des retards supplémentaires et imprévisibles.
Prenons maintenant l’exemple d’un homme qui avait déjà passé plusieurs mois en prison. Avec un retard considérable, on a découvert que l’homme avait une tumeur au cerveau avec anosognosie, ce qui n’est pas surprenant dans la mesure où le service médical n’avait pas accès à son dossier hospitalier. Personne dans l’institution ne semblait savoir comment placer l’homme dans un environnement approprié… Cette situation a retardé la prise en charge de plusieurs mois. Les nouveaux médecins ne sont pas formés sur les lois en vigueur, ni sur les procédures légales et le rôle que le médecin peut jouer là-dedans. Cette ignorance organisée ne semble profiter ni aux droits des prisonniers, ni à la relation thérapeutique.
Dans la pratique, nous constatons que les demandes (sauf celles qui émanent des avocats) ne sont faites par l’institution que pour les détenus dont il est clair qu’ils mourront quelques jours ou semaines plus tard. Cela concerne les personnes atteintes d’un cancer en phase terminale, les AVC, les tentatives de suicide, l’asphyxie due à un incendie dans la cellule, etc. …. De cette manière, les décès n’ont pas lieu en prison, ce qui entraîne probablement un biais considérable dans les statistiques sur les taux de mortalité ainsi que dans les études à ce sujet (10). Cela ne contribue pas non plus à accroître l’attention portée à la santé des détenus et peut entraîner moins d’enquêtes sur les décès suspects.
- Un partage des données problématique. Trop souvent, le secret professionnel n’est pas respecté, tant sur le plan physique que numérique.
Le secret professionnel est loin d’être garanti pendant les consultations. De nombreux médecins consultent la porte ouverte, des personnes entrent et sortent, la porte donne sur le couloir… Le poste de soins est un bureau ouvert où l’on discute de questions confidentielles. C’est aussi le lieu de rencontre avec les autres membres du personnel et le centre de distribution des médicaments. Les médicaments sont distribués par les gardiens. Il arrive que des médicaments disparaissent du poste de soins ou lors de la distribution, car il n’y a pas de contrôle adéquat. En cas de grève ou de manque de temps, les consultations se font souvent par le biais du « winket ». On retrouve la même tendance dans le trafic du courrier. Les dossiers d’admission à l’hôpital se trouvent dans une boîte en carton, dans l’armoire ouverte du poste de soins.
- Il n’y a pas de quotas à respecter en ce qui concerne le personnel médical et paramédical. Le manque de personnel est important et entraîne des situations d’insécurité. Le principe de « soins équivalents » n’est pas spécifié dans la législation (loi de principe du 12 janvier 2005), n’est pas évalué et n’est pas applicable. Il n’y a pratiquement pas de soutien dans l’exercice du métier de médecin. Les services de garde par téléphone doivent être assurés sans accès au dossier médical (EMD). Aucun interprète n’est disponible sur site lors des consultations, si bien qu’on fait souvent appel à des codétenus ou à des gardiens. L’équipement de base pour assurer le suivi médical est incomplet.
L’aile psychiatrique (annexe) de Haren a démarré avec un seul infirmier. Le manque d’infirmiers retarde la détection des problèmes médicaux. Dans l’annexe de Gand, un psychiatre unique travaille 4 heures par semaine pour +/- 200 internés avec des problèmes psychiatriques complexes. A Haren, on compte 5 psychiatres pour +/- 120 internés. Parmi les médecins généralistes, le nombre fluctue constamment. A certains moments, le médecin est seul avec une liste de 60 consultations. Même les infirmières ne peuvent souvent pas compter sur lui.
On dénombre un physiothérapeute unique pour tous les détenus masculins dans les prisons bruxelloises et un dentiste, 18 heures par semaine, pour +/- 1200 détenus à Haren. Jusqu’à récemment, ils étaient deux. Lorsque l’un d’entre eux a cessé ses consultations, les médecins généralistes n’en ont pas été informés. Nous avons constaté une augmentation du nombre de problèmes dentaires (abcès dentaires, etc) dans nos consultations, ce qui a entraîné une augmentation de la consommation d’antibiotiques et d’anti-inflammatoires non stéroïdiens. Un autre exemple de la façon dont des soins inadéquats en prison créent également des problèmes pour la societé. A Haren, le temps d’attente pour une visite dentaire est de 3 à 4 mois. Le détenu n’est pas informé de la date de son rendez-vous, il sait seulement qu’il est sur une liste d’attente. Cette situation est valable pour presque tous les prestataires de soins de santé : le patient sait rarement quand il va être reçu. Cela occasionne beaucoup de frustrations et de souffrances inutiles. Plusieurs traitements dentaires ne sont pas proposés, comme les prothèses dentaires et certaines extractions de dents.
Une heure travaillée à l’intérieur de la prison ne peut être assimilée à une heure travaillée à l’extérieur des murs : les patients ne se présentent pas pour toutes sortes de raisons (visite/régime/palais), les barrières administratives, l’absence d’interprète, un dossier médical où le temps de latence par clic est de 10 secondes, les mouvements stricts imprévus, les grèves, les longs délais d’attente lors des déplacements au sein des établissements, la visite des détenus en cellule de punition… Les raisons des retards sont légion, la liste des obstacles est longue.
Quels que soient les effectifs réels, comme l’a dit prosaïquement un fonctionnaire de la DG EPI, « la machine continuera toujours à tourner ». Le sous-effectif, comme la surpopulation, est la norme et peut toujours servir d’excuse à une qualité médiocre. D’un autre côté, il s’agit d’une observation importante avec des conséquences importantes qui, je pense, illustre également le fait que la qualité des soins n’est pas une priorité. Tout le monde sait que sans personnel de santé en nombre suffisant, il n’est pas possible de fournir (activement) des soins de qualité.
Dans l’aile psychiatrique, j’ai dû attendre plus de 6 mois pour obtenir une table d’examen. La commande d’un pèse-personne prend des mois. Une demande de bandelettes de test pour détecter certains abus de médicaments, pierre angulaire d’une politique de prescription sûre, reste sans réponse pendant des mois et sont pas encore présent à l’heure actuelle. Certaines salles de consultation n’ont toujours pas de table d’examen après plus de deux ans. L’hygiène à l’intérieur des salles médicales laisse souvent à désirer. À Haren, la prison la plus moderne du pays, on ne peut pas se laver les mains dans certains cabinets. L’EMD est inutilisable et dangereux. Nous pourrions continuer longtemps, mais lorsque vous regardez l’ensemble, nous avons l’impression que (la qualité) de notre travail n’a pas d’importance. Si le médecin n’y prend pas garde, ce sentiment s’insinue, ce qui est pernicieux pour la qualité des soins prodigués.
- Une population de patients médicalement et socialement complexes, caractérisée entre autres par un nombre disproportionné d’affections chroniques dysrégulées, de syndromes aigus et de présentations cliniques atypiques dans une situation de privation de liberté, exige beaucoup du personnel de santé. Un nombre disproportionné d’« incidents » graves se produit et il n’existe pas d’organisme indépendant chargé de contrôler la qualité des soins médicaux. Bien qu’il existe une ligne hiérarchique au sein du système de soins de santé pénitentiaire, pratiquement tous les contrôles et contrepoids qui garantissent des soins de qualité dans les grandes structures de soins de santé font défaut. Les protocoles, les lignes directrices et les « bonnes pratiques » sont absents, inadéquats ou inconnus du personnel. Il n’existe pas de culture de la qualité des soins. Le personnel ne reçoit pratiquement aucune formation, même si le contexte de travail est très différent de celui des soins traditionnels. Il n’y a pas de politique formelle de prévention du suicide, malgré un nombre étonnamment élevé. Il n’y a pas non plus de système d’analyse des incidents, en dépit d’un grand nombre d’erreurs systémiques qui jouent un rôle dans des incidents parfois mortels. En tant que médecins, nous ne sommes généralement pas informés des incidents, ce qui nous empêche d’assumer la responsabilité de l’amélioration de la qualité et de la prévention de manière structurelle.
J’évoquerai plusieurs cas qui peuvent être considérés comme graves et dans lesquels j’ai moi-même été impliqué d’une manière ou d’une autre. Pour préserver la confidentialité, je modifie certaines caractéristiques dans les descriptions, sans nuire à la pertinence de l’exemple. Aucun de ces incidents n’a donné lieu à une discussion, à une analyse d’incident, à un processus d’amélioration ou à une autre intervention significative susceptible d’améliorer la qualité. Et encore moins lorsque le médecin de la prison a été informé ou impliqué, ce qui était nécessaire dans chacun des cas. L’intention ici n’est en aucun cas d’attribuer des responsabilités, mais de souligner le contexte de travail problématique qui encourage les erreurs, ainsi que le climat de travail dangereux qui ne permet pas de signaler, d’analyser et d’apprendre de ces erreurs. Une situation dont tout médecin de prison, mais aussi d’autres membres du personnel, peuvent témoigner.
– Un détenu se plaignait de douleurs abdominales depuis plus de 6 mois. Son état général se détériorait et des courriers ont été envoyés par différents services à différents moments, dans lesquels des personnes faisaient part de leurs inquiétudes sur site. Un moment donné, il ne buvait plus que de l’eau sucrée. Cela a été attribué à une grève de la faim. Finalement, il a été évacué d’urgence et deux semaines plus tard, il est mort à l’hôpital d’un cancer. Une consultation avec le gastro-entérologue était programmée quelques mois plus tard. Comme souvent, la réalité clinique prend le pas sur la logique carcérale, ou est-ce l’inverse? J’ai appris sa mort, comme presque toujours, par hasard. Les tentatives de suicide, les automutilations graves et les décès ne sont ni discutés ni suivis. Il n’y a pas eu et il n’y a pas d’analyse de ce qui ne va pas, de quelque manière que ce soit. Pourquoi le détenu a-t-il été envoyé à l’hôpital si tard, ou bien les envoyons-nous toujours en retard mais les choses se passent souvent bien ? Les douleurs abdominales sont-elles signalées tardivement ? S’agit-il d’un « dommage collatéral » acceptable pour que l’organisation des transferts fonctionne et soit gérable ? Le seuil élevé pour extraire un détenu introduit-il un changement dans l’évaluation du risque médical et la réflexion clinique du médecin et de l’infirmière?
Ce que j’ai déjà beaucoup entendu dans de tels cas de la part des responsables est une variation sur ‘l’obligation de moyens versus l’obligation de résultats’… En même temps, si on sait comme médecin que ces moyens en vigueur, l’organisation des soins et les conditions de la détention sont inévitablement lié à une qualité de soins inférieur je trouve ça profondément troublant. Sur une autre situation impliquant des grands délais dans la prise en charge, un responsable a écrit que ‘comme médecin on ne pourrait pas se contenter de la prise en charge, mais au niveau médico-légale on est couvert’. En plus l’administration répète à chaque fois que les soins en prisons sont ou doivent être équivalents à ceux que l’on reçoit dans la société libre, sans jamais la définir ou la prouver. Il me semble qu’il a une importante divergence entre la parole et les pratiques à l’interne, et le discours officiel vers l’extérieur. La loi de principes n’est toutefois pas respectée.
Une extraction médicale est perçue avant tout comme un problème, et le médecin de la prison comme faisant partie de l’organisation (SPF Justice) et responsable des nuisances que l’extraction cause. Tout cela ne facilite pas les extractions adéquates et dans les temps. Plusieurs demandes sont nécessaires afin d’obtenir du secrétariat médical (qui est certainement de bonne volonté) une consultation rapide, et il faut ensuite veiller personnellement à ce qu’elle ait lieu à temps. Cela ne contribue pas non plus à des orientations adéquates. Une circulaire adressée aux services médicaux par un responsable du SPF Justice, selon laquelle « l’attente guérit souvent les maux », stipulait aussi que le médecin de prison ne devait pas régler les problèmes que le détenu n’avait pas pris la peine de résoudre avant son incarcération. Elle incite donc à moins d’orientation vers l’hôpital, et est évidemment très problématique dans un contexte d’accès aux soins semé d’embuches.
-Le code « FOXTROT » apparaît sur mon DECT… cela signifie qu’il y a le feu ! Nous nous rendons à l’endroit indiqué. Lorsque nous arrivons, l’eau coule déjà du deuxième étage. On me dit : « Barbecue ». Le cynisme poussé à l’extrême n’est qu’une façon de faire face aux événements dramatiques et à l’impuissance. L’équipe d’intervention éteint les flammes, mais cela s’avère difficile car ils n’ont pas le matériel approprié. Plus tard, lorsque nous évaluons l’inhalation de fumée par les gardiens, ils me disent que c’est parce qu’ils n’ont pas encore reçu la formation nécessaire pour manipuler correctement les protections individuelles. Je n’ai pas pu vérifier cela de manière indépendante. Une autre gardienne est en larmes et se sent coupable d’avoir senti que le détenu n’allait pas bien, mais elle n’a pas eu le temps de s’occuper de lui. Il semble logique qu’avec le manque chronique de personnel et la surpopulation, l’attention se porte encore plus sur les tâches essentielles de la mission de sécurité. Le détenu cri de douleur et/ou de peur, mais au bout d’un moment, il se tait. On attend que les pompiers ouvrent la porte. Un corps complètement noir est extrait. L’homme est réanimé et transporté à l’hôpital. On décidera quelques jours plus tard de de mettre fin au coma artificiel. La victime, jeune et sans papiers, est arrivée quelques temps auparavant. Elle a été examinée dans les premières 24 heures, de sorte que les obligations légales ont été respectées. Nous sommes couverts sur le plan médico-légal.
Là encore, un certain nombre de questions importantes peuvent être posées, qui pourraient conduire à une amélioration des soins. Quels sont les facteurs de risque de suicide ou d’incendie de la cellule ? Les conseillers en sont-ils conscients et quelles sont les interventions liées à ces facteurs ? Y avait-il des signes de stress psychologique ou de vulnérabilité particulière ? Ont-ils été détectés et traités ? Une tâche difficile, bien sûr, dans une population où la moitié d’entre eux ont reçu un diagnostic de trouble psychiatrique au cours de leur vie (11). Était-il sur la liste d’attente des services médicaux ? Une liste d’attente si longue à l’époque, qu’on s’autorisait de temps à autres à la mettre dans le broyeur pour repartir sur de nouvelles bases. Avait-il un problème de dépendance et l’homme a-t-il été soutenu (avec ou sans médicaments) à cet égard ? Pourrait-il s’agir d’un des nombreux sevrages « à froid » chez un détenu souffrant d’une dépendance au Lyrica/prégabaline ? Ce groupe de détenus finit souvent par s’automutiler ou pire dans le cachot. L’observation selon laquelle le personnel ne va pas au-delà du comportement et ne voit dans l’automutilation, qui est fréquente, qu’une forme de manipulation aboutissant à un séjour au cachot, suggère de graves lacunes dans les connaissances en matière de santé mentale. Le protocole « Lyrica » de la DG EPI ne mentionne nulle part qu’il s’agit d’un problème de dépendance, ni qu’un soutien psychosocial devrait être apporté à ce groupe, psychologiquement vulnérable, l’accent étant mis une fois de plus sur la sécurité. Même au sein du corps médical, la dépendance n’est pas toujours considérée comme une maladie, ce qui est problématique lorsqu’on travaille avec une population carcérale où la dépendance est très fréquente. Il en résulte que le traitement de la toxicomanie est loin d’être optimal. Le service médical ne peut pas développer une politique médicale indépendante autour de la prise en charge de la toxicomanie en coopération et en complémentarité avec les services externes. La qualité du traitement de la toxicomanie devrait être un objectif important, tant du point de vue de la santé publique que de la réduction de la récidive. Si la continuité des soins est assurée, c’est grâce aux services externes. Même une lettre de sortie médicale, comprenant une feuille de médicaments, n’est pas garantie aujourd’hui.
A Haren, il n’y a pas encore de politique formelle de prévention du suicide, bien qu’il y ait proportionnellement plus de suicides que dans les autres prisons. Il n’y a pratiquement pas de formation continue pour le personnel (para)médical, bien que nous travaillions avec une population à haut risque. Le personnel médical a-t-il été formé pour faire face à des calamités (incendie dans une cellule) ? Un abri est-il prévu après les événements majeurs pour le personnel soignant ? Rien de tel.
– Chez un patient fragile avec un retardement mentale que je suis moi-même, le traitement a été entamé avec de l’héparine juste avant le week-end en attendant l’imagerie. Après le week-end, je suis retourné voir l’homme. Il est relayé par le monitoring qu’il refuse de venir en consultation. Je vais dans le service, le patient ne refuse pas de venir en consultation. Je vois dans le dossier que l’héparine n’a pas été administrée pendant le week-end, étant donné que l’homme aurait refusé. A-t-on suffisamment expliqué à l’homme, en fonction de ses capacités, les conséquences potentielles d’un refus ? En tout état de cause, aucune intervention n’a été liée à ce refus (comme la prise de contact avec le médecin), une hospitalisation s’en est suivie qui a mis en évidence des embolies pulmonaires. De nombreuses hospitalisations aiguës résultent de problèmes nosocomiaux de la prison. L’argument du patient qui refuse, qui n’est pas coopératif, qui agace, qui manipule est facilement utilisé à l’encontre du service médical. En cela, le service médical semble parfois en quasi continuité avec le cadre sécuritaire. On parle trop souvent de détenus ou de numéros de cellules, pas de patients. Le langage et les interprétations sécuritaires sont souvent utilisés. Dans la mesure du possible, le service médical devrait être en dehors des relations antagonistes inhérentes à la prison, dans l’intérêt d’être aussi « qualitatif et neutre que possible en termes de relations de soins ».
-Un homme vient d’une prison étrangère. Il a une tumeur. Un rendez-vous est pris dans les plus brefs délais, au bout de six semaines. Le jour de la consultation, c’est la grève. L’homme n’est pas transféré à l’hôpital et un autre rendez-vous « le plus rapide possible » doit être fixé. s’agit de retards qui peuvent réduire considérablement les chances de survie. Pour des raisons de sécurité, les détenus ne sont pas informés des dates auxquelles les extractions sont programmées. L’avantage de cette façon de travailler est que le patient ne doit pas nécessairement être informé de l’annulation du rendez-vous, il peut donc difficilement se plaindre. Le médecin en informe-t-il le patient ? Dépose-t-il lui-même une plainte si le patient n’y vient pas de lui-même pour diverses raisons, mais qu’il accepte après une discussion ?
-Un interné est transporté un matin à l’hôpital avec le SMUR, pour cause d’intoxication. Il a pris le rouleau de médicaments du soir, prévu pour l’ensemble de sa section. Personne ne sait exactement comment il a eu accès à ce rouleau de médicaments. La gestion des médicaments laisse beaucoup à désirer, les erreurs de médication sont légion. Elles ne font l’objet d’aucun suivi, d’aucune analyse. La distribution des médicaments, et parfois la prise contrôlée des médicaments, sont effectuées par des agents.
-Un patient délirant et psychotique est renvoyé aux soins intensifs après avoir passé plusieurs jours au cachot, au cours desquels il a enduit toute la cellule de ses propres selles et y est resté pendant des jours. Faut-il s’étonner que l’évaluation médicale/clinique de ces patients soit quasiment impossible dans ces circonstances ?
Très peu de choses sont faites pour améliorer la qualité. Les erreurs ne sont pas discutées et sont aussi peu documentées que possible. Cela est compréhensible dans un système où l’on ne dispose pas des conditions nécessaires pour travailler correctement. Le contexte et l’organisation du travail, ainsi que le manque de ressources, favorisent les erreurs, que l’administration responsable ne vérifie pas et ne corrige pas non plus. Les courriers pour soulever des problèmes restent fréquemment sans réponse. Les retards ont toujours une ou plusieurs raisons, derrière lesquelles on peut se cacher : surpopulation, manque de personnel, la population difficile. Mais à distance, le caractère répétitif et systématique de ces retards apparaît. Après quelques années, en tant que médecin de prison, il est difficile de nier que ces problèmes sont répétitifs et systématiques. Un responsable m’a un jour laconiquement répondu : « vous avez choisi de travailler en prison ».
Il faut dire qu’il n’est pas non plus évident de savoir à quel organe indépendant s’adresser pour soulever ces questions. Le comité de surveillance ? Il a certainement le pouvoir de problématiser certaines choses, mais moins celui de les corriger. Le médecin-chef ou la ligne hiérarchique ? Ils connaissent les problèmes et il y a des conflits d’intérêts. En plus les mêmes type de problèmes se posent dans les différents établissements. Quoi qu’il en soit, j’ai eu recours à chacune de ces options à plusieurs reprises, souvent sans résultats durables à long terme. Le conseil médical ? Il n’existe pas. L’ordre des médecins? Le conseil de santé pénitentiaire ? Il ne s’est pas réuni depuis des années. Le médecin de la prison est souvent seul avec ses préoccupations.
Conclusions
Je pense que bon nombre des situations décrites parlent d’elles-mêmes. Je ne me risquerai pas à une conclusion générale, mais je rappellerai brièvement quelques observations clés :
– La plupart des personnes qui se retrouvent en prison sont issues de situations précaires et souffrent de problèmes de santé. Il n’est pas rare que cette vulnérabilité ait contribué à la détention, notamment en détention provisoire. En tant que professionnels de la santé, nous avons l’obligation de fournir des soins adaptés aux besoins de cette population, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Les conditions de détention, y compris la qualité des soins, ont un impact significatif sur la santé, ce qui en soi a un impact sur la santé publique. Le médecin pénitentiaire, de par sa position unique, peut informer la population des conséquences de la politique de détention actuelle.
– L’organisation actuelle des soins de santé, où les personnels de santé sont de facto (médecins) et de jure (infirmiers et autres) sous la tutelle de la justice, rend à mon avis impossible un travail indépendant selon une déontologie médicale. Il existe de nombreuses situations déontologiques problématiques dans lesquelles le médecin de la prison n’a aucun soutien.
– -/+ 50% de la population a un problème d’assuétude, l’offre de santé et de conseil est totalement inadaptée. Certaines stratégies dont l’efficacité a été prouvée, comme la réduction des risques, ne sont pas utilisées.
– Le travailleur de santé s’adapte aux « lois » de la prison, même lorsqu’elles vont à l’encontre de la déontologie médicale
– Les médecins et les infirmières des prisons ne reçoivent pratiquement pas de formation. En particulier, il n’y a pas de formation juridique de base sur le cadre juridique, y compris le droit international, ni de formation sur les procédures juridiques spécifiques, les besoins spécifiques des détenus en matière de santé, les conséquences des mesures privatives de liberté, l’interprétation déontologique, etc.
– Il n’y a pas de supervision et de contrôle des processus de soins et de la qualité médicale. Il n’existe pas de structures telles que des conseils médicaux, des services de qualité, etc. ….
– Il n’existe pas de cadre législatif contraignant en matière de responsabilités. Le médecin de prison n’est pas soutenu dans sa difficile tâche. Il n’y a pratiquement pas de coopération multidisciplinaire ni de vision cohérente en matière de politique de santé.
– Il n’y a pas de groupes d’intérêt (droits des patients, etc.) et l’opinion publique ne s’intéresse pas à ces questions.
– Il y a un resserrement budgétaire permanent, une inflation carcérale et une pénurie chronique de main-d’œuvre.
– L’infrastructure est inadaptée, tant sur le plan physique que numérique. Il n’y a pratiquement pas de collecte de données.
– Les consultations « extra-muros » sont considérées comme un problème et ne peuvent être réalisées d’un point de vue logistique, le temps d’attente étant déterminé, entre autres, par des problèmes logistiques.
-Le secret professionnel n’est pas garanti.
– Il n’y a pas de politique de prévention du suicide. Les incidents ne sont pas analysés.
Pour aller plus loin
(1) De medische zorg in onze gevangenissen is mensonwaardig | De Standaard
(3) Gezondheidszorg in Belgische gevangenissen | KCE
(8) Gevangenis van Brugge is tikkende tijdbom:… | Focus en WTV
(11) Psychiatrische morbiditeit bij gedetineerden in Vlaanderen